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Quand John Jairo, zélé veilleur de nuit, perdit son emploi pour avoir laissé toutes les portes ouvertes, sa famille comprit qu’il était, à son tour, atteint de ce fléau qui tourmente depuis plusieurs générations la population de Yarumal et ses environs. Cet homme décharné n’a que 49 ans et son cerveau est déjà rongé par la maladie dégénérative. Son regard, perdu, se pose sur sa fille Jeniffer qui tremble. «J’ai tout le temps peur que cela m’arrive. Quand je perds quelque chose, je me dis que je suis atteinte», glisse cette adolescente triste de 18 ans à la longue chevelure brune. Son père, «autrefois si joyeux», n’est plus qu’un fantôme agité, parfois agressif, se levant nuit et jour pour tenter de sortir de la maison.

Héritée d’ancêtres européens, la mutation «paisa«, du nom des habitants de la province d’Antioquia, peut déclencher de manière aussi précoce que brutale la maladie d’Alzheimer qui, sous sa forme habituelle, ne survient qu’après soixante ans. Il suffit qu’un seul parent transmette à son enfant cette malformation, décelée sur un gène du chromosome 14, pour l’entraîner dans cette terrible loterie : une chance sur deux de déclarer la maladie, parfois avant même la quarantaine. Dans certaines familles, enfants et parents ont même subi simultanément ce cycle infernal : perte de mémoire, suivie de démence.

Perché dans les Andes, un village du nord de la Colombie, Yarumal, l’appelle sa «malédiction». Une anomalie génétique rend sa population particulièrement touchée par la maladie d’Alzheimer.

Signe du destin, un brillant neurologue colombien, Francisco Lopera, a passé son enfance à Yarumal. Et le déclic s’opère lorsqu’il reçoit un patient, il y a trente ans à l’hôpital de Medellin, la capitale régionale. A la tête du groupe de Neurosciences de l’université d’Antioquia, il se lance alors un immense défi : trouver un remède inédit pour prévenir Alzheimer.

«La plupart des traitements ont échoué car ils sont administrés trop tard. Notre stratégie est d’intervenir avant que la maladie ne détruise le cerveau», explique M. Lopera qui, depuis quelques mois, teste une molécule sur un groupe de 300 patients sains de 30 à 60 ans, porteurs de la mutation «paisa«. Les résultats sont attendus vers 2020. Conçu dans le cadre d’un projet de 100 millions de dollars, financé notamment par le National Health Institute des Etats-Unis, l’institut américain Banner et le centre Genentech, membre du groupe pharmaceutique suisse Roche, le médicament vise à détruire la protéine bêta-amyloïde qui, dans les cas d’Alzheimer, colonise le cerveau et l’atrophie.

L’enjeu est de taille : Alzheimer touche plus de 36 millions de malades dans le monde et, faute de remède, pourrait s’étendre à 66 millions en 2030 et 115 millions en 2050, selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé. Soit près d’un nouveau cas toutes les quatre secondes, trois fois plus que pour le sida. «On ne connaît pas la cause d’Alzheimer mais pour 1% des cas dans le monde, il y a une origine génétique. Et c’est ce qui nous ouvre une fenêtre très importante en vue d’une thérapie préventive», poursuit le scientifique, qui a identifié une population à risque de 5 000 personnes dans la région colombienne. Son université abrite, dans une petite pièce remplie de réfrigérateurs et de bocaux de formol, une exceptionnelle «banque des cerveaux», grâce aux dons d’organes consentis par la population locale, une source d’information inestimable. «Cela été très dur pour eux d’accepter, en plus de leur souffrance, de donner le cerveau d’un proche», confie, admirative, Lucia Madrigal, infirmière au sein du groupe de Neurosciences, qui organise des ateliers d’éveil cognitif pour les malades. «Sans ce lien social, le projet scientifique n’aurait pas vu le jour», souligne cette sexagénaire pleine de sagesse qui ne veut pas entendre parler de retraite. Née dans les Andes, elle a accompagné toute la détresse de Yarumal : «Certains disent qu’ils préfèrent se suicider. Puis ils tombent malades et ils oublient».

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