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Le cannabis rend-il nos souvenirs plus flous?

Anne-Laure Devin, Université de Lorraine

Consommer du cannabis peut-il avoir un effet néfaste sur la mémoire et, en particulier, sur le souvenir que chacun garde des événements importants de sa vie ? L’étude que nous avons menée à l’Université de Lorraine montre que les usagers de cette plante ont des facultés moindres à se remémorer ces épisodes avec précision.

Ces difficultés, toutefois, pourraient ne pas être uniquement liées à l’action des composants du cannabis sur le cerveau. En effet, nos travaux indiquent qu’il faudrait se pencher davantage sur les raisons qui poussent ces personnes à consommer du cannabis. Celles qui en fument pour éviter de déprimer seraient davantage touchées par le problème de mémoire que celles qui cherchent seulement à s’amuser.

Rappelons que le cannabis est la substance illicite la plus consommée à travers le monde. En France, 1 400 000 usagers en consommaient de manière « régulière » en 2014 – c’est à dire 10 fois par mois ou plus, selon la dernière enquête réalisée par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

 

De nombreuses études sur le cannabis et les perturbations du cerveau

Les perturbations cognitives chez les usagers de cannabis font l’objet de nombreuses études scientifiques qui présentent des résultats parfois contradictoires. Les fonctions cognitives correspondent aux capacités de notre cerveau à percevoir notre environnement, à communiquer, à nous concentrer, à accumuler des connaissances ou encore à nous souvenir d’un événement.

Le rappel d’une expérience personnelle passée dépend d’un système de mémoire particulier, baptisé la mémoire autobiographique. Les neuroscientifiques Pascale Piolino, Béatrice Desgranges et Francis Eustache la définissent dans un ouvrage récent comme étant un « ensemble d’informations et de souvenirs particuliers à un individu, accumulés depuis son plus jeune âge, et qui lui permettent de construire un sentiment d’identité et de continuité ».

Jusqu’ici, une seule étude, réalisée à l’université Lille Nord de France, avait exploré les capacités de récupération des souvenirs personnels chez les usagers de cannabis, autrement appelés événements autobiographiques. Les travaux du professeur de psychopathologie Jean-Louis Nandrino et de la doctorante Marie-Charlotte Gandolphe, indiquent que les usagers en situation d’abus ou dépendants à cette substance ont des difficultés à récupérer des évènements autobiographiques « spécifiques ». Il s’agit d’évènements qui sont uniques, durent moins de 24h, sont situés dans le temps et l’espace et auxquels il est possible d’associer des détails sensoriels, perceptifs ou émotionnels – par exemple le temps qu’il faisait, les personnes présentes ou l’émotion ressentie.

 

Des souvenirs moins précis chez les usagers de cannabis

De ce fait, les usagers de cannabis récupèrent davantage d’évènements autobiographiques « généraux » que les non usagers. Il s’agit d’évènements qui ne sont pas situés dans le temps et l’espace, dont la personne ne parvient pas à retrouver le contexte dans lequel ils se sont produits. Cette surreprésentation des évènements autobiographiques généraux est nommée « biais de surgénéralité » ou « phénomène de surgénéralisation des évènements autobiographiques ». Autrement dit, les souvenirs sont présents chez ces personnes, mais ceux-ci restent assez vagues, peu précis.

Pour illustrer en quoi consiste cette perturbation, choisissons un souvenir qui peut se décliner, selon les cas, dans une version « spécifique » ou « générale ». Une situation fictive qui pourrait être, par exemple : « Je me souviens du mariage de ma sœur ».

Le souvenir « spécifique » sera de cette nature : « Je me souviens du mariage de ma sœur. C’était en été. Il faisait très chaud. Je m’en rappelle parce que je n’ai pas porté le gilet qu’on avait spécialement acheté pour l’occasion. Ma sœur était très belle. Elle avait une robe courte. Ça m’a marqué. Je me souviens lui avoir ramené les anneaux jusqu’à l’autel. J’étais impressionnée. J’étais petite, je devais avoir 7 ans. Après j’étais sur les épaules de mon père et on lui avait jeté des pétales de rose et il y en a un qui s’était collé sur son front ».

Le souvenir « général », pour ce même événement, pourra être décrit de la sorte : « C’était le mariage de ma sœur. C’était bien. Je ne me souviens pas vraiment de l’âge que j’avais mais je devais être petite. Je me rappelle que nous sommes allés à l’église et puis qu’il y avait eu les photos après ça mais je ne me rappelle de rien de particulier. »

 

Des souvenirs trop vagues sont souvent associés à des symptômes dépressifs

Notons que cette perturbation de la récupération des souvenirs personnels « spécifiques » se trouve fréquemment associée avec un lien social fragilisé (qui peut se traduire par de l’isolement ou une communication plus difficile avec ses pairs), des symptômes dépressifs ou un déficit des capacités de résolution de problème (qui peut se manifester par des difficultés face aux problèmes se présentant dans la vie de tous les jours). Par ailleurs, cette perturbation pourrait être un frein à la projection de ces individus dans le futur.

Ce tableau général, avec des troubles importants, nous a alerté. J’ai donc réuni pour une nouvelle étude menée sous la direction du professeur de psychiatrie Raymund Schwan, 30 usagers réguliers de cannabis et 30 non usagers, pour la plupart étudiants en Lorraine, avec une moyenne d’âge de 24 ans. Les participants ne devaient pas se trouver en usage problématique d’alcool ni avoir consommé aucune substance psychoactive durant les 30 derniers jours (mis à part du tabac et de l’alcool en quantité modérée). Ils ne devaient pas non plus prendre de médicaments susceptibles de perturber leurs fonctions cognitives et ne souffrir d’aucun trouble psychopathologique comme un épisode de dépression majeur, un trouble psychotique, ou un syndrome de stress post-traumatique.

 

60 participants évalués en trois ans

De 2012 à 2015, nous avons évalué leur capacité de rappel des souvenirs personnels. Nous avons également testé d’autres fonctions cognitives potentiellement associées à celle-ci ; la mémoire de travail, c’est à dire la mémoire à court terme permettant un maintien temporaire de l’information ; la vitesse de traitement, c’est à dire le rythme avec lequel on traite une information donnée, notamment lorsqu’il s’agit d’intégrer de nouveaux renseignements ; la « fluence verbale », évaluée par le nombre de mots énumérés en deux minutes par un individu en fonction soit de la première lettre des mots (exemple : S), soit de la catégorie à laquelle ils appartiennent (exemple : meuble).

Notre attention s’est également portée sur le fonctionnement émotionnel des sujets, par exemple le niveau de stress perçu, la capacité de régulation émotionnelle, la facilité à identifier et exprimer ses émotions, et sur leur fonctionnement adaptatif, par exemple les stratégies d’adaptation au stress comme la planification ou la distraction. Pour cela nous avons utilisé des questionnaires validés par la communauté scientifique.

Dans un rassemblement pour la légalisation du cannabis au Canada, en 2013. Son usage est considéré comme « problématique » quand il entraîne des perturbations sur les plans psychologiques et social. GoToVan/Flickr, CC BY

Par ailleurs, nous avons interrogés les sujets du groupe prenant du cannabis pour savoir si l’usage de chacun était, ou non, « problématique » (commençant à occasionner des perturbations sur les plans psychologique et social, selon la définition de l’OFDT), sa fréquence et sa durée, et les raisons invoquées. Plus des trois quarts consommaient du cannabis tous les jours ou presque, avec un usage problématique pour 90 % d’entre eux.

 

Les souvenirs des usagers de cannabis sont moins riches

Les résultats, présentés lors de ma soutenance de thèse, confirment que les usagers réguliers de cannabis souffrent d’un biais de surgénéralité de la mémoire autobiographique. Autrement dit, leurs souvenirs personnels sont moins riches.

En revanche, contrairement à ce que nous pensions, il semble que la cause de ce phénomène ne soit pas l’usage du cannabis en lui-même. Dans la problématique plus large du cannabis, en effet, les scientifiques peinent encore à déterminer si c’est le fait de fumer cette substance qui entraîne des effets sur le cerveau, ou si les personnes plus fragiles psychologiquement se tournent davantage vers le cannabis, pour essayer de se sentir mieux. Ce qui revient un peu à chercher qui, de la poule ou de l’œuf, est arrivé le premier…

En étudiant de plus près le groupe des usagers de cannabis, nous avons constaté que la perturbation de la mémoire survenait davantage chez ceux qui l’utilisaient dans le but de réduire leurs affects négatifs (17 % d’entre eux) – en clair pour éviter de déprimer. Chez eux, le biais de surgénéralité était significativement plus important que chez les sujets utilisant le cannabis de manière récréative, c’est à dire par plaisir et pour les sensations qu’il procure.

 

Un effet majoré chez les personnes en souffrance

Si l’effet purement neurobiologique du cannabis joue très certainement un rôle dans l’altération de la mémoire autobiographique, il semble ici que la fonction subjective que revêt cet usage est un facteur plus important encore. Pour le dire autrement, la perturbation est manifestement majorée chez les personnes éprouvant le besoin d’utiliser la plante comme un médicament face aux souffrances qu’ils ressentent. Reste à savoir si, chez elles, le cannabis provoque ce trouble du rappel en mémoire, ou s’il ne fait qu’aggraver un souci préexistant.

Notre échantillon est réduit, limité à une population principalement estudiantine, ce qui ne permet pas de généraliser nos résultats. Cependant, si l’on veut prédire qui, parmi des consommateurs de cannabis, risque de rencontrer des problèmes de mémoire, il faut les interroger sur les raisons qui les poussent à en fumer. Car ceux qui cherchent à se remonter le moral ou à calmer leurs angoisses sont plus susceptibles d’être concernés.

The Conversation

Anne-Laure Devin, Doctorante, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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