Advertisements

Abeilles en danger : n’oublions pas de protéger les espèces sauvages

Benoît Geslin, Aix-Marseille Université et Aleksandar Rankovic, Iddri

Dans l’imaginaire collectif, « l’abeille » renvoie en général à la seule abeille domestique européenne, Apis mellifera. Pourtant, il existerait aujourd’hui entre 17 et 25 000 espèces d’abeilles sauvages dans le monde. On ignore encore bien des aspects de leurs modes de vie, de l’état de leurs populations et des menaces qui pèsent sur elles, bien que leur déclin à l’échelle mondiale commence à faire consensus.

En Europe, la récente liste rouge des abeilles européennes recense 1 965 espèces sur le continent, dont 9,2 % sont estimées en risque d’extinction. Il s’agit probablement d’une estimation basse, le manque de données empêchant d’évaluer le statut de 57 % des espèces d’abeilles sauvages européennes.

Sur le seul territoire métropolitain français, les dernières estimations portent la diversité des abeilles sauvages à environ 965 espèces, dont le statut en termes de conservation et de répartition est pour la plupart inconnu.

Boîte de tri d’abeilles sauvages (Anthophila) capturées en région parisienne. Benoît Geslin, CC BY-NC-SA

Le manque de connaissance (et de reconnaissance) de cette multitude d’abeilles sauvages est problématique. Ces dernières, par leur rôle souvent prépondérant dans le processus de pollinisation, sont en effet essentielles à la reproduction de très nombreuses plantes.

On estime que la pollinisation animale affecte directement les rendements et/ou la qualité des productions de 75 % des cultures agricoles majeures dans le monde (la plupart des fruits, des fruits secs, mais aussi le café ou le colza). Or les activités humaines affectent, voire menacent, de nombreuses espèces d’abeilles sauvages.

 

Les pollinisations, les pollinisateurs, les abeilles

Pour bien saisir les enjeux liés aux abeilles sauvages, il faut revenir sur quelques fondamentaux de la pollinisation.

Au sens strict, celle-ci correspond au transfert des gamètes « mâles » (contenues dans le grain de pollen) vers la structure reproductrice « femelle » des fleurs. Le pollen peut être transporté par le vent, et même l’eau. Mais pour plus de 80 % des plantes terrestres, ce transport est effectué par un animal.

Dans le monde, on recense ainsi plus de 300 000 espèces ayant un rôle dans la pollinisation des plantes à fleurs. On y trouve des mammifères, comme certaines chauves-souris, des lézards et même des oiseaux, à l’image des colibris. Mais la plupart de ces espèces pollinisatrices sont des insectes.

Parmi eux, la majorité des pollinisateurs se trouve chez quatre grands ordres : les lépidoptères (papillons), les coléoptères (comme la cétoine dorée), les diptères (les syrphes, par exemple) et les hyménoptères.

C’est au sein de ce dernier groupe que l’on trouve les abeilles, comprenant donc plusieurs dizaines de milliers d’espèces. Ce sont des pollinisateurs majeurs, en nombre d’espèces et en efficacité à polliniser, pour la plupart des plantes sauvages et cultivées que l’on trouve dans les milieux tempérés comme la France.

 

Mille et une abeilles

À la différence des abeilles domestiques, qui sont élevées à grande échelle pour produire du miel, les abeilles sauvages ne produisent pas de miel à proprement parlé, mais le plus souvent un mélange de nectar et de pollen nommé « pain de pollen ». Elles sont toutes différentes dans leurs formes, leur régime alimentaire, leur mode de nidification ou leur cycle de vie.

Ainsi, en zone tempérée, la majorité des abeilles sont solitaires : la femelle nourrit seule son couvain et ne rentre en interaction avec d’autres individus de son espèce qu’au moment de l’accouplement. Leurs nids peuvent être construits sous terre dans des tunnels, mais également dans des tiges de bois creux, dans des murs de pierre ou même, pour les espèces dites « hélicophiles », dans des coquilles d’escargots.

Certaines abeilles nichent dans le sol, comme cet andrène (Andrena cineraria). Benoît Geslin, CC BY-NC-SA

Enfin, comme chez les oiseaux, il existe de nombreuses espèces qui, au lieu de construire leurs propres nids, vont pondre dans le nid des autres : on parle d’abeilles coucous (« cleptoparasites »).

Parmi toutes ces espèces sauvages, on en trouve certaines très généralistes dans leur alimentation – comme le bourdon terrestre (Bombus terrestris) qui se nourrit d’une grande diversité de fleurs – mais également des espèces très spécialisées qui ne butinent que sur une seule et unique famille de plante. C’est le cas de la mellite de la lysimaque (Macropis europaea). Comme son nom l’indique, cette espèce est spécialiste de la lysimaque : en plus d’en récolter le pollen, elle collecte et utilise l’huile produite par les fleurs de cette plante pour nourrir son couvain.

 

Une menace étendue

On le voit, les menaces qui pèsent aujourd’hui sur les abeilles concernent un ensemble d’organismes beaucoup plus large et une réalité bien plus complexe, que le simple cas de l’abeille domestique. Les dernières estimations indiquent que plus de 40 % des pollinisateurs invertébrés seraient en voie d’extinction.

Bien sûr, des crises sanitaires très médiatisées, comme celle du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles, représentent des enjeux économiques importants pour l’apiculture et des enjeux écologiques et agronomiques plus larges, les colonies d’abeilles domestiques contribuant fortement à la pollinisation. Le coût de la production agricole dépendant directement de la pollinisation est ainsi estimé entre 235 et 577 milliards par année.

Il est cependant primordial de lever la confusion, fort répandue, entre le cas de l’abeille domestique et l’ensemble des autres espèces d’abeilles. Et l’idée reçue selon laquelle l’installation de ruches serait systématiquement une action bénéfique pour « les » abeilles doit être, par exemple, fortement nuancée : il existe des cas où l’introduction de ruches d’abeilles domestiques vient fragiliser davantage, par une augmentation de la concurrence pour les ressources florales notamment, les nombreuses espèces d’abeilles sauvages déjà en difficulté…

 

Protéger les abeilles sauvages

On sait aujourd’hui que les activités humaines sont à l’origine de déclins importants au sein des populations de pollinisateurs, et notamment des abeilles… là où les données sont disponibles et permettent de conclure. Mais, d’une manière générale, on ne sait que très peu de choses sur l’état des abeilles sauvages : en Europe, pour plus de 57 % des espèces, le manque de données sur l’état des populations empêche de statuer sur leur statut de conservation.

Les facteurs impliqués dans ce déclin sont multiples : on peut citer la disparition des ressources florales dans les paysages, l’utilisation massive de pesticides ou encore la circulation accélérée de pathogènes.

Pour parvenir à enrayer ce déclin et agir pour les milliers d’espèces d’abeilles sauvages du monde, les recommandations proposées dans la littérature et récemment synthétisées par des experts internationaux pour la plateforme IPBES, supposent des réformes assez radicales des modèles agricoles. Il faudrait ainsi réduire fortement l’usage de produits phytosanitaires, faire place à des cultures plus diversifiées, être plus respectueux des habitats situés autour des champs, voire recomplexifier le paysage agricole, avec des formes d’agroforesterie notamment.

En zones urbaines, maintenir des réseaux d’habitats propices aux abeilles sauvages (sites de nidification, ressources florales) constitue une autre piste, qui implique de repenser la manière dont sont gérés les espaces verts publics et privés.

The ConversationOn le voit, il s’agit de réfléchir plus généralement à l’aménagement des territoires et à la place dévolue aux abeilles et aux pollinisateurs sauvages. C’est donc un chantier bien plus complexe que la simple introduction de ruches et tout à fait central pour le futur de la biodiversité et de l’agriculture.

Benoît Geslin, Maître de conférences en écologie, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale, Aix-Marseille Université et Aleksandar Rankovic, Research Fellow Biodiversity and Science-Society Interactions, Iddri

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Advertisements